Association Renaissance du Château de Musinens - Bellegarde-sur-Valserine (Ain)

 
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2 janvier 2024

UN TIC POUR LES TACQUES


UN TIC POUR LES TACQUES
Le château de Musinens a de tout temps été une demeure noble, dans son enceinte, les résidents devaient se distinguer du peuple et vivre selon les critères de leur rang social. Pour le bien être hivernal des habitants du château, de nombreuses pièces accueillaient une cheminée pour apporter le confort nécessaire. Par ces lignes, nous apporterons une buche à une réflexion sur les détails conservés par les cheminées.
L’inventaire des familles du village était établi par un compte en nombre de feux puisque la maison paysanne ne présentait qu’une cheminée dans la pièce principale. Pour la période concernée la population varie de 12 feux ( 60 habitants ) à 18 feux ( 90 habitants ).

Le château totalise 15 pièces, les cheminées sont au nombre de 8, nous porterons notre intérêt sur quelques points des foyers conservés.
- A l’étage une pièce transformée en chambre au milieu du XIX e siècle est dotée d’une cheminée originale qui provient de la marbrerie jurassienne de Molinges près de Chassal ( route d’Oyonnax à Saint-Claude ). La pierre est qualifiée de marbre rose ou de manière vernaculaire : de brocatelle. Les calcaires jurassiens n’étant pas métamorphisés le terme de marbre est un peu usurpé, mais ce calcaire Barrémien fortement oxydé, découvert par le curé de la paroisse de Molinges : Jérôme Clerc en septembre 1768, est très esthétique, d’un grain fin et de bonne résistance. Très connue dans la vallée de la Bienne, la brocatelle tient son nom de sa ressemblance à une étoffe brochée d’or d’argent ou de soie : le brocart.
L’abbé Clerc bâtit entre 1770 et 1772 une première scierie de marbre dans la commune de Molinges, en 1826 Félix Boudon reconstruit et modernise la marbrerie. Par la suite, Joseph Dargaud édifie en 1860 un barrage sur la Bienne et ajoute deux bâtiments aux trois existants. En 1865, Emile Gauthier devient actionnaire majoritaire de la société, alors Compagnie de la Marbrerie de Molinges. La production est faite de cheminées, de stèles, de monuments funéraires, autels et bénitiers. Des propriétaires se succèdent jusqu’à la fermeture en 1984.

La cheminée du château figure sur le catalogue des années 1858. Le foyer de la cheminée est composé de molasse verte des bords du Rhône très résistante à la dilatation et aux fortes températures, le contre-cœur est absent. Pour l’histoire, les mises en place de la cheminée et des menuiseries de la chambre sont faites durant la possession du château par Georges Baudin, frère aîné d’Alphonse Baudin, après une acquisition en 1848 auprès de la famille Gay.
Après ce tic temporel dans le Jura, parlons des tacques qui désigne toute plaque de fonte installée contre le mur qui reçoit la cheminée, l’usage de ce mot est plus fréquemment utilisé dans le Nord-Est de la France, la Belgique ou le Luxembourg. A la renaissance et à l’époque moderne l’usage est de parler de contre-cœur ce qui définit bien le rôle de cette pièce en fonte de fer placée conte le mur où le foyer est le cœur de la maison.
La fonte est un alliage de fer et d’un peu de carbone elle s’adapte beaucoup mieux au moulage que l’acier. Ce procédé nécessite beaucoup moins de main-d’œuvre que la fabrication de produits en fer forgé, il s’agissait donc d’une forme de production importante tout au long des XVIIIe et XIXe siècles.
Le moulage des contre-cœurs était régional et la fabrication était peut-être plus proche de nous qu’on ne l’imagine. Le moulage demande la fabrication d’une empreinte en bois qui restituera le profil du contre-cœur, l’emploi de formes sculptées ou tournées en bois ou de moulures est fréquent. Le support est constitué par un sable fin limoneux ou légèrement argileux pour une bonne tenue en humidité avant le coulage.
L’empreinte en bois est positionnée enfoncée dans le support sableux en veillant à une parfaite horizontalité pour une épaisseur constante du contre-cœur. On retire le panneau de bois puis la fonte est coulée.

Un contre-cœur de type franc-comtois avec deux quilles encadrant une armoirie a été remis à l’association du château grâce à une personne qui a eu le souci de préserver le patrimoine historique de Musinens, qu’elle en soit remerciée. Ce contre-cœur était sur un tas de gravats lors de travaux d’aménagements dans les années 1960.
Le millésime porté sur ce contre-cœur est 1780, le blason : d’argent à trois chevrons de sable, lisible en pointe du blason. Un heaume sommé d’un bonnet haut de forme, avec des lambrequins pour compléter l’ornementation, et deux colonnes finissent le décor ce qui conduit nos recherches vers un contrecœur comtois. Le blason est celui de la famille d’Affry de Fribourg. Les d’Affry sont une ancienne famille noble de Suisse.

La famille d’Affry possédait de nombreux biens, tel que le petit château d’Affry à Givisiez, le manoir de Presles près de Morat et le château de Saint Barthélémy dans le canton de Vaud. Le lieutenant général François d’Affry, colonel des gardes Suisse des rois Louis XIV et Louis XV épousa Marie Elisabeth Françoise de Diesbach Steinbruck, fille du comte de Diesbach Steinbruck, colonel d’un régiment suisse au service de la France.
Son fils Louis-Auguste-Augustin d’Affry, fut colonel du régiment des gardes-suisses. En 1756, il est nommé ambassadeur de Louis XV auprès des Provinces-Unies de Hollande. Il est élevé au grade de lieutenant général le 1er mai 1758, et le 4 juin 1762, il quitte la Hollande pour servir dans le Bas-Rhin. Il est nommé colonel général de tous les régiments suisses au service de la France en 1767 en alternance avec le comte d’Artois, frère du roi, pendant la minorité de ce dernier. En 1791, il est gouverneur militaire de Paris et de la région parisienne, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale lui demande de choisir entre cette fonction et celle de colonel de la garde suisse du roi Louis XVI. Le 21 juin 1791, il proteste de son dévouement à l’Assemblée nationale, et il demande, vu son grand âge, à se faire remplacer à son poste, mais il refuse d’abandonner le Roi tout comme il refuse de participer à un coup d’état fomenté par les armées royalistes. Sa priorité est de maintenir l’alliance avec le nouvel État français et de préserver les intérêts de la Confédération Suisse. Sans en avoir le titre, il est, à cette époque, l’ambassadeur des intérêts suisses en France.

Son fils, Louis-Auguste-Philippe d’Affry, naquit ä Fribourg le 8 février 1743. II resta dans cette ville, auprès de sa mère, jusqu’ä l’âge de dix ans. Son père l’appela alors ä Paris, pour lui faire suivre les cours du Collège Louis-le-Grand. Le comte Louis-Auguste-Philippe d’Affry a failli être roi de Suisse sous Napoléon. Ce personnage, eut sur le tard, à 60 ans, son heure de gloire en devenant le premier président de la Suisse sous Napoléon, après avoir failli être nommé "roi de Suisse" par l’Empereur.

Que faisait ce contre-cœur au château de Musinens ? Si on s’attache au millésime figurant sur la tacque pour sa venue au château, ce dernier était occupé par le comte Charles-Joseph de Bouvens, marié à Marguerite-Françoise de Marron. Il était le fils de Claude de Bouvens, et de Marie-Louise de Bordes du Châtelet. Charles-Joseph était-il en relation avec la prestigieuse famille d’Affry ? Ou bien le contre-cœur est-il venu au château plus tardivement avec les relations que Georges Baudin avait avec la Suisse ? Ce modèle de tacque est peu fréquent mais reste régional, un exemplaire vient de Rogna dans le Jura, un autre de Pontarlier dans le Doubs, le contre-cœur de Musinens reste le plus méridional.

Après ce tic Suisse, la tacque la plus énigmatique mais de loin la plus intéressante du château est visible dans la grande salle du donjon au cœur d’une belle cheminée en calcaire bouchardé de 1,95 mètre de large pour 1,26 mètre de haut. Un logement taillé dans la molasse verte nous laisse penser que ce contre-cœur a toujours été là alors que le château était occupé par Claude de Bouvens Seigneur du lieu où il vivait entouré de sa famille. Sur le contre-cœur, la date de 1745 figure au-dessous des lettres I C puis deux énigmatiques groupes de trois lettres POI SAT sont disposées de part et d’autre de l’écu. Le sens donné à ces lettres est à rechercher dans les anciennes règles de l’héraldique. Nous avons ici une Devise à termes manquant ou para-héraldique, la formule médiévale pour qualifier ces lettres employées est le motto, il entretient un rapport dialectique propre au symbole, l’âme de la devise. Le motto saisit et souligne, par une formulation marquante, et par une forme volontairement concise, le sens de la devise. Cette forme n’est pas sans rappeler les inscriptions des stèles romaines avec des mots parfois très abrégés.

Le premier groupe de lettres a une origine gréco-latine PO(I)E qui définit l’action de faire. Parfois de manière sublimée puisqu’il est le préfixe du mot : poésie. Le deuxième groupe SAT, ou SATIS adverbe latin qui signifie assez, dans le sens de Satisfaire, contenter. Ce préfixe est employé pour les mots : Satiété, Saturation. Nous voilà devant deux termes qui nous parlent, puisqu’on y retrouve abrégé la devise des Bouvens « plus n’est possible ». Cette devise, qui est emblématique pour cette famille, est restée héréditaire jusqu’au XVIIIe siècle alors que l’usage des devises était plus courant au XVe et XVIe siècles. Cet attachement à cet adage, porté par l’illustre Jean-Aymé de Bouvens face aux troupes du roi Henri IV alors qu’il défendait le Duché de Savoie, est peut-être révélateur d’un permanent attachement à la région détachée du duché face à la royauté Française portée par Louis XV.

Au centre de ce contre-cœur figure un écu ovale Italien surmonté d’une couronne ( de type marquis ) entourée de trois fleurs de lys et bordée de deux branches de laurier, avec deux fleurs de lys dans la base dextre et senestre du contrecœur. L’écu composé d’un sautoir ondé, croissant en chef et trois trèfles 2 et 1 en pointe. Avec un choix hypothétique de couleurs : fond de gueules, sautoir d’argent (sur la base du blason des Bouvens), croissant d’or et trèfles de sinople plus classique, cette représentation est le plus ancien blason historique attaché à Musinens dont nous ayons la trace, son esthétique mérite de le rendre plus connu.

L’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais les fondamentaux perdurent. Les trois trèfles inscrits sur l’écu évoquent les trois domaines en possession de la famille de Bouvens : Cerdon, Saint Julin, près de Crémieu et Musinens. Le sautoir ou croix de Saint-André et le fond de l’écu sont aux couleurs de la Savoie tout comme le blason d’origine de Jean-Aymé de Bouvens. Le passage dans l’oubli de cet écu n’est pas sans rappeler l’union récente de trois communes qui restent sans blason, sans devise, sans identité, à nous de redonner vie au blason de Musinens.
Après ce tic pour la famille de Bouvens, nous remontons encore dans le temps par l’évocation d’une tacque dont la fabrication date très probablement du XVe siècle, son origine est à chercher dans l’ancien Hospitalet de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem à Musinens, elle a été retrouvée dans l’ancien presbytère. Qui a succédé à l’ancienne maison des Hospitaliers. Ce contrecœur de petite taille fait appel à une technique ancienne, des fragments de cordes appliqués sur une planche sont utilisés pour le dessin en relief de l’empreinte sur laquelle on trouve une croix de l’Ordre.

Après une remontée dans le temps, faite de tics historiques et de tacques de cheminées le temps passe, et faute de temps, pardonnez-moi les fautes de temps, le présent n’est-il pas toujours le passé du futur ?


Bibliographie :
Henri Carpentier _(plaques de cheminées)
Edmond Révérend du Mesnil _(armorial historique de Besse Bugey)
Dominique Erster _(Alphonse Baudin Pierre et les autres)
Robert Le Pennec _(marbres et marbreries)
Philippe Palasi _(plaques de cheminées héraldiques)


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