À tout seigneur tout honneur et puisqu’il faut bien un début à cette rubrique, rendons à Jean-Amédée de Bouvens la gloire qui lui revient. Car c’est bien à lui et aux événements majeurs auxquels il a glorieusement participé que nous devons la « Renaissance » du château de Musinens.
Devenu seigneur de Musinens en 1578 par son mariage avec Hélène de Châtillon, dernière héritière du fief, Jean-Amédée est surtout connu pour la résistance qu’il opposa aux troupes d’Henri IV qui l’assiégeaient dans la citadelle Saint-Maurice de Bourg-en-Bresse en 1600-1601.
Au xixe siècle, Cabuchet, sculpteur de saint Vincent de Paul et du curé d’Ars, exécutait une statuette représentant Jean Amédée dans une attitude symbolisant le moment qui l’avait rendu célèbre.
L’épée à la main, Jean-Amédée se battait jusqu’au bout et ne se rendait que sur ordre du duc de Savoie. C’est par un coup du canon représenté à ses pieds qu’il avait répondu à l’ultimatum du maréchal de Biron. La lettre qu’il tient dans sa main gauche est d’Henri IV. C’est une mise en demeure assortie d’un compliment sincère : « Monsieur de Bouvens… je veux vous faire reconnaître l’estime que je fais de ceux qui vous ressemblent en qualité de vertu et valeur et vous témoigner ma bonté… » Mais elle fait aussi penser à la missive du duc Charles Emmanuel lui demandant de rendre le fort aux Français afin que le traité de Lyon puisse s’appliquer. Le duc de Savoie exprimait sa reconnaissance à son plus fidèle capitaine dans cette épreuve : « Vous avez répondu aux lettres du Roi et du maréchal de Biron aussi galamment que ce pouvait. Je me suis toujours promis de vous ce que j’en vois, aussi n’oublierai-je point vos services et vous et les vôtres vous en ressentirez ».
On avait oublié depuis que le château de ce héros savoyard était celui de Musinens. La commémoration de ces événements, en 2001, initia la restauration de cette pièce centrale du patrimoine bellegardien.
À l’aube du troisième millénaire, le château de Musinens se réveille. L’occasion de ce retour à la lumière fut la commémoration, en 2001, du 400e anniversaire de la signature du traité de Lyon par lequel Musinens quittait le duché de Savoie pour intégrer le royaume de France.
Mais pour restituer l’histoire de ce patrimoine, on se heurte à plusieurs handicaps : l’emprise urbaine de plus en plus importante depuis la deuxième partie du xxe siècle, l’absence de fouilles et la rareté des documents directs sur l’édifice, en dehors d’un inventaire de 1717. De plus, des bâtiments dans l’environnement immédiat du château ont disparu (ferme du château – église-hôpital des Hospitaliers de Jérusalem…) ainsi que toutes les parties annexes et dépendances en bois qui devaient être nombreuses.
Par chance, les parties essentielles, en pierre, sont bien conservées et l’observation du bâtiment permet le repérage assez aisé de trois époques : Moyen Âge, Renaissance et époque moderne.
Un éclairage est également donné par les travaux d’historiens et de spécialistes reconnus qui ont publié des études d’édifices de ce type (qui foisonnent à partir du xiiie siècle) ou qui se sont directement intéressés au château.
À cela s’ajoute tout ce que nous pouvons savoir des occupants à travers les âges grâce aux travaux des généalogistes, de Guichenon (xviie) aux modernes de « Regain » en passant par Foras (xixe) et en restituant la vie de tous ces seigneurs dans l’histoire générale de Genève, de la Savoie et de la France.
On peut ainsi se faire une idée assez complète de l’histoire de Musinens-Bellegarde ces 800 dernières années, les premiers « Musinens » étant attestés à la fin du xiie siècle.
La valeur patrimoniale de l’édifice est maintenant reconnue et s’est augmentée des belles découvertes que ce début de réfection a permises.
À la fin du xiie siècle vivent « Raymondo et Vuillelmo de Moisenens », membres de la petite noblesse régionale à la tête d’une exploitation agricole. On ne sait rien d’eux mais leur descendant immédiat, Guichard de Musinens a, lui, laissé beaucoup plus de traces.
Au milieu du xiiie siècle, Guichard fait partie de la prestigieuse caste militaire des chevaliers. On sait qu’il a une sœur et qu’il a épousé une certaine Mattel dont on ignore l’origine. Celle-ci est pour nous la première « Dame de Musinens ». Ils ont cinq enfants, un patrimoine assez important en terres exploitées par des serfs entre Collonges et Génissiat. Sans que l’on connaisse exactement les rapports entre les deux familles, on peut raisonnablement penser que les Musinens sont très proches des Châtillon comme ils le sont également des moines cisterciens de Chézery.
Surveillance, entretien, perception du péage du pont des Oulles, protection de l’établissement des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui viennent de quitter Châtillon, voilà le rôle des Musinens. Ainsi, au moment où se multiplient les maisons fortes, la construction de celle de Musinens s’impose-t-elle. Une tour, romane, pour la défense et, à trois ou quatre mètres, une maison en pierre pour l’habitation.
À l’époque, le climat du « Petit Optimum Médiéval » est très favorable ; c’est la fin des Croisades qui ont apporté nouvelles connaissances et nouveaux végétaux ; pour le contrôle de la région, le comte de Savoie prend lentement l’ascendant sur celui de Genève.
Avec la maison forte et l’église-hôpital, Musinens prend son essor en offrant aux usagers de la route de la rive droite du Rhône et des traversées des cours d’eau, le double service de la protection et de l’accueil.
Mais le xive siècle avec les guerres « delphino-savoyardes », le début du « Petit Âge Glaciaire » et la peste de 1348 sera terrible pour Musinens et le pays tout entier.
On a l’habitude de qualifier l’édifice de « château » de Musinens. L’appellation convient-elle ?
La région, passage obligé vers Genève entre Jura et Alpes, a connu un grand nombre de fortifications. Arlod, Ballon, Billiat, Châtillon, Confort, Dorches, Génissiat, Méral, Léaz, Vanchy… ont laissé des traces ou des souvenirs de châteaux ou de maisons fortes !
Par définition, le château présente la plupart des éléments architecturaux nécessaires à une défense efficace : fossés, pont-levis, tours, murs d’enceinte, créneaux… La maison forte, elle, complète le réseau défensif mais ne possède que peu d’attributs militaires, juste de quoi résister quelques jours à un coup de main. C’est souvent une famille de la petite noblesse qui l’a construite à ses propres frais.
Tous ces édifices évoluent. Ainsi, Fort l’Écluse, maison forte construite au xiiie siècle par les Gex, prend son aspect actuel au xixe siècle. En 1317, les Châtillon ont, à Billiat, une maison forte que le comte de Savoie leur rachète pour la transformer en un puissant château siège de châtellenie alors que le château d’Arlod et son pont-levis lui permet de contrôler cette traversée du Rhône et de percevoir un péage. En 1590, les Genevois parlent du « petit chasteau de Ballon » qu’ils viennent de brûler.
Notre « château » passant des Musinens aux Châtillon vers les xive-xve siècles, devient « château et maison forte » dans les reconnaissances passées par la suite. Le nouveau lignage propriétaire, d’un rang de noblesse supérieur, n’apporte que des modifications non militaires, uniquement liées au confort et au prestige de son habitation et c’est donc son statut de seigneur haut-justicier qui paraît imposer à la demeure cette appellation assez rare.
Le « château et maison forte » de Musinens témoigne donc des variations architecturales médiévales mais aussi de l’influence du niveau de noblesse des propriétaires en la matière.
À l’origine, la position de la maison forte de Musinens renvoie à l’idée d’éperon barré. L’édifice coupe la route qui suit l’arête morainique entre ravin de la Valserine, à l’est, et zone humide du bief des Echelles, à l’ouest. Il protège le village et son espace sacré (église-hôpital et cimetière) ainsi que la « route » Lyon - Genève par le pont des Oulles.
Au Moyen Âge , le système défensif met en œuvre des éléments de fortification caractéristiques de l’époque. Il repose d’abord sur la grosse tour qui s’inspire d’une construction militaire traditionnelle du Saint Empire : le « Bergfried ». Dotée de murs très épais, 2m 20, percés d’archères, elle présente un étagement typique : cave magasin, deux étages habitables, une plate-forme supérieure peut-être coiffée d’une structure en bois. La circulation à l’intérieur se fait par un escalier ménagé dans le mur le moins exposé. À l’extérieur, échafaudages et échelles donnent accès, d’une part au logis situé à 3 – 4 m, d’autre part à la tour par une porte haute. En dernier recours, on s’y enferme après avoir retiré la dernière échelle.
Tour et logis sont protégés par une enceinte. Il en reste le mur mince, car peu vulnérable, surplombant le ravin côté Valserine et une partie du mur sud, dont l’épaisseur, 1 m 70, fait alors penser au « mur bouclier » complétant souvent ces fortifications. Doté d’une belle fenêtre à croisillon-meneau « Renaissance », il a été ouvert au xxe siècle.
La vocation de la tour ronde, qui le flanque, paraît évoluer à travers les âges. Sa fenêtre, côté jardin, a probablement remplacé une archère originelle. Les deux tours pouvaient alors prendre sous des tirs croisés l’assaillant approchant le mur. On ne sait quel rôle ces fortifications ont joué, mais traces d’incendies, nombreuses réfections avec réemplois, consolidation du logis et contexte souvent guerrier laissent intacte l’hypothèse qu’elles ont dû servir !
À trois - quatre mètres de la tour était le logis, construit sur trois niveaux. Selon les historiens, châteaux et maisons fortes présentaient, quels que soient leur taille et leur statut, trois espaces essentiels : aula, camera et capella.
À Musinens, la grande pièce du rez-de-chaussée du logis médiéval, la plus spacieuse du château, a toutes les caractéristiques de l’aula. C’est là que le seigneur vit dans la journée. C’est là qu’il se restaure et reçoit. Il y traite ses affaires, perçoit les redevances et rend la justice dont il a le pouvoir. Ainsi les premiers Musinens, qui initièrent la maison forte, ne détenaient-ils probablement que la basse justice. Celle-ci leur permettait simplement d’affirmer leurs droits vis à vis de leurs sujets et de sanctionner les petits délits.
Le décapage des murs a dévoilé un « petit appareil », petites pierres de taille soigneusement montées. L’époque romane (finissante !) est affirmée par la voûte en berceau. Le nouveau revêtement à la chaux a laissé apparent l’encadrement de la cheminée médiévale.
C’est assis dos à la cheminée que le seigneur s’installait, un paravent le protégeant des flammèches. À la saison chaude, le conduit était obturé pour supprimer les courants d’air. Ce mur était souvent décoré. Pas de vestiges de ce type à Musinens, mais comme dans d’autres maisons nobles, le confort de la pièce était renforcé par des tentures et une deuxième cheminée dans le mur opposé. La cheminée principale fut restaurée dans un style dépouillé renvoyant au xviiie siècle.
L’appellation « salle du billard » utilisée aujourd’hui montre que le château reçut cet équipement, à l’origine aristocratique, peut-être déjà sous l’Ancien Régime. La salle évolua ensuite vers l’état où on la trouvait avant les réfections, une cave dépotoir. Les récents travaux lui ont rendu le noble statut de salle d’accueil qu’elle mérite avec un nouveau sol carrelé à l’ancienne.
La deuxième pièce noble du château, située à l’étage, au-dessus de l’aula, est la chambre du seigneur, la camera. En fait, c’était surtout le domaine de la dame. Avant la restauration, on percevait déjà l’intimité du lieu et le soin qu’avaient mis les seigneurs à en faire un agréable coin de repos. Son organisation en trois espaces séparés semble remonter à une époque très ancienne, peut-être même originelle. La partie chambre à coucher, éclairée par une fenêtre côté village, est isolée du reste de la pièce par une boiserie que complétait une tenture. À côté se trouvait la garde-robe, petite alcôve où l’on rangeait vêtements et objets précieux, mais où l’on pouvait, au besoin, coucher un enfant malade ou une servante. Le troisième espace, le plus vaste, est éclairé par une fenêtre offrant une belle vue sur le Sorgia et la Valserine. On se retirait, le soir, devant la cheminée de ce « coin salon » pour deviser avec les invités, jouer aux échecs, écouter quelque troubadour de passage, et surtout le seigneur lui-même contant ses prouesses de chasse ou de guerre.
L’inventaire de 1717 montre que les lits étaient entourés de rideaux et les murs recouverts de tentures plus ou moins riches et décoratives dont l’épaisseur assurait confort acoustique et thermique. La restauration a révélé un plafond à la française. Le décapage du mur côté « Valserine » a mis à jour une porte avec passage d’homme le traversant et très légèrement obturé. Débouchait-il, jadis, dans un petit lieu d’aisance construit en encorbellement sur le talus ?
Tout l’étage avait été rénové vers le début du xviiie siècle. Le style est encore « Louis XIV » même si le miroir qui décorait la cheminée évoquait déjà la Régence. C’est cet aspect, vieux de près de trois siècles, qui vient d’être remis en valeur.
On l’appelle aujourd’hui « Chambre de la Reine », ce qui est flatteur quand la dernière « Dame de Musinens » n’était que comtesse !
Le bassin bellegardien qui venait de renouer avec ses origines, somme toute bien classiques avec chevaliers et châteaux, est aujourd’hui brutalement confronté à la vraie « Nuit des Temps ». Le château de Musinens, c’était il y a 750 ans - ce qui est déjà bien loin - , les diplodocus de Plagne, c’est… 200 000 fois plus loin !
L’abstraction est d’autant plus difficile que les fictions hollywoodiennes ont pris l’habitude de rapprocher sans vergogne des réalités historiques dont l’éloignement ou la proximité sont impossibles à concevoir par un esprit peu averti. Suivant cette piste, d’aucuns se demanderont combien de sols et deniers Perronnet de Musinens a dû sortir de sous son haubert pour acquérir un tel destrier, au début du xive siècle !
Si cette quatrième dimension - celle du temps - est la plus difficile à approcher, l’échelle des trois autres peut être donnée par le Net et l’ordinateur. La tour a 10 m de côté, 18,5 m de haut à la pointe du toit ! Et ce sauropode est de taille moyenne, environ 30 m ! On le trouvait aussi en XXL : jusqu’à 90 m !
Quant au paysage : ni Valserine, ni Rhône, ni Sorgia, ni Mont Blanc dans le lointain. Un bord de lagune et quelques ancêtres de palmiers ! Un petit air de vacances qui rend l’effort intellectuel à peine moins rébarbatif !
Faute de concevoir tout cela aisément, beaucoup se contenteront alors de quelques éléments d’identification : la trace d’une mère et de son petit, celle d’un grand mâle veillant sur le troupeau, voire l’inquiétante empreinte du prédateur… Émotions garanties ; place aux chercheurs !
En attendant, un autre élément de réflexion vient à l’esprit, un point commun encore, absorbant la pensée comme un « trou noir » : la disparition des uns et des autres. Les dinosaures anéantis peut-être par l’impact d’un astéroïde il y a 65 millions d’années, les « Musinens » anéantis peut-être par la peste de 1348 ! Vestiges et vertige…
Quid de la troisième salle, la chapelle ou « capella » complétant l’ensemble « aula » et « caméra » ?
Au xiiie siècle, croisades, monastères et cathédrales donnent à l’Église apostolique et romaine un poids qu’elle n’avait encore jamais atteint. Rois, princes, seigneurs, chevaliers… sont chrétiens. Le reste n’est qu’hérésie vouée au bûcher. Châteaux et maisons fortes possèdent un lieu de dévotion.
Y a-t-il eu, dans l’enceinte de la maison forte de Musinens, bientôt « château et maison forte » doté de la haute justice, un petit édifice indépendant, orienté, consacré, dévolu aux offices et qui aurait depuis disparu. Question peut-être à jamais sans réponse !
Les premiers « Musinens » connus (xiie – xiiie) se contentèrent-ils, pour sacrifier à Dieu, de l’église-hôpital tenue par les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem sise à quelques dizaines de mètres ? Plus tard, les Châtillon auraient, eux, un chapelain au château de Musinens mais continueraient d’être enterrés, comme leurs ancêtres, dans l’église d’Ardon.
Bien avant sa restauration, la petite pièce voûtée du premier étage de l’étroit bâtiment coincé entre tour et logis, était remarquée pour l’atmosphère qu’elle dégageait. Voûte basse, fenêtre minuscule, niches, petite porte blindée dans l’énorme mur, n’attendaient, pour épaissir son mystère, que la découverte, immédiatement à gauche de l’entrée, de cette autre niche en demi-ogive que d’aucuns assimilèrent aussitôt à un bénitier ! Un peu vite peut-être ! D’ailleurs, ce corps de bâtiment n’est peut-être pas originel !
L’inventaire de 1717 qualifie de « chambres » toutes les pièces sans aucune allusion à un éventuel espace sacré. Celle-ci aurait-elle - éventuellement - abrité le chapelain, assistance spirituelle incontournable dans la noblesse de l’époque, logé au plus près de la famille seigneuriale ? Un mystère parmi d’autres bien difficile à éclaircir !
L’époque de gloire du château fut le xvie siècle. Les seigneurs de Musinens évoluaient alors au plus haut niveau à la cour de Savoie.
En 2002, les sondages exécutés par M. L. Vettori en prévision des travaux de restauration, révélaient l’existence, dans le bas du grand escalier, d’un « décor de faux grand appareil lissé au fer et peint à la chaux ». Plus haut, l’observation des parties dégradées du revêtement laissait penser que le décor concernait la totalité de la montée. Les travaux de 2008 le confirmaient. De plus, la dépose d’un faux plafond révélait un décor polychrome (ciel, soleil anthropomorphe, quatre étoiles) dégradé certes, mais au dessin interprétable et aux couleurs toujours vives. « xvi e ! affirmait L.Vettori, … et ça a coûté très cher ! » Mais malgré sa grande compétence, l’inventeur de ce trésor n’était pas en mesure, faute d’éléments plus précis, d’affiner la période.
Alors qui, à cette époque, s’était offert ce décor de grand luxe ? La question méritant réponse, la mairie, propriétaire, sous l’impulsion de « Renaissance… », prenait la décision de demander à un laboratoire spécialisé une analyse « dendrochronologique » des bois supportant ce décor.
Cette science nouvelle - elle date des années 1930 - étudie la croissance des arbres en analysant finement les cernes produits chaque année et en confrontant les résultats obtenus à des courbes de références par essence et par région. Ainsi sont maintenant datés la plupart des éléments du patrimoine contenant du bois. « Archéolabs » donnait sa réponse : 1570, date d’abattage des sapins et de la pose de la charpente montée en bois vert. Suivait la réalisation de ce double décor, rare, en particulier parmi les décors peints du Bugey.
La date, à mi chemin entre le moment supposé de la construction de la maison forte et aujourd’hui, n’évoque pas un événement précis mais nous renvoie à l’histoire mouvementée d’Hélène de Châtillon…
Claude de Châtillon, seigneur de Musinens, épouse Claudine de Charansonnay en 1555. Deux filles naissent de cette union, Diane et Hélène qui voit le jour vers 1560.
À cette époque, le duché de Savoie, qui sort de vingt-trois ans d’occupation française, se reconstruit. Le 29 décembre 1562, Claude reçoit la charge de gentilhomme de la chambre du duc auquel il rend hommage en 1563, alors qu’Emmanuel-Philibert fixe sa capitale à Turin.
Mais dans le même temps bien des choses se détériorent. Le refroidissement climatique du « Petit Âge Glaciaire » entre dans son maximum. Les récoltes sont compromises, le vin est mauvais, les cours d’eau gèlent, les moulins ne tournent pas, disettes et famines affligent le duché. La peste, endémique depuis 1348, décime à nouveau les populations affaiblies. Claude a-t-il été emporté, en 1564, par cette « énorme offensive des pestes » qui sévit à l’époque ? Claudine reste seule avec ses deux filles qui sont mises sous tutelle.
Quant au château… il brûle !
Dans ce contexte particulièrement défavorable, Musinens va faire face. Grâce peut-être, en premier lieu, à l’héritage important que vient de laisser par testament Jean de Châtillon à ses deux nièces.
En 1570, le château est à nouveau restauré et richement décoré. Le grand escalier à vis reçoit les deux décors que l’on vient de découvrir. Le lignage de Claude n’ayant pas d’héritier mâle doit se relancer en se rapprochant d’une famille puissante. Les « dames de Musinens » constituent donc un « beau parti » pour les Bouvens originaires de Bresse et de Cerdon. Le 14 décembre 1578, Claudine prend pour second époux Charles-Philibert de Bouvens, veuf, et le lendemain, Hélène convole avec le fils de celui-ci, Jean-Amé. Il a vingt-huit ans, elle en a dix-huit. Sept enfants verront le jour ; trois garçons, quatre filles. Mais c’est une vie d’épouse et de mère de militaires qu’Hélène va connaître avec la gloire et les soucis…
Aux rigueurs du climat et aux épidémies cataclysmiques, n’oublions pas d’ajouter la guerre… Guerre entre Genève et Savoie que soutient alors la toute puissante Espagne, entre Savoie et France, guerres territoriales ou de Religion, la vie d’Hélène est marquée par les différents conflits de l’époque.
1590, elle a trente ans, elle regarde brûler Ballon. Le Pays de Gex est dévasté. Denis de Bouvens, son beau-frère, est mort devant Genève. 1600, Jean-Amé, son époux, officier du duc, tient tête au roi de France Henri IV, dans la citadelle de Bourg. En décembre, Musinens voit passer les soldats du maréchal de Biron. Ils ont saccagé Arlod et vont prendre Fort l’Écluse. Que font-ils à Musinens ?
Musinens devient français. 1602, les soldats du roi sont de retour, venus maintenir l’ordre après la conspiration du maréchal de Biron. Voici un nouveau pont et la nouvelle route de Genève qui passe au ras du château. Bouvens trop occupé par ses affaires militaires, c’est Hélène qui gère le fief dans la tourmente. Lorsque Henri IV enjoint aux nobles possesseurs de terres devenues françaises de lui faire allégeance, c’est elle qui répond à l’injonction. Ainsi est-elle à Dijon en mai 1602. Elle signe la reconnaissance avec la même fierté que celle affichée par Jean Amé lorsqu’il rend la citadelle de Bourg aux Français. Elle a 42 ans. Infatigable, elle y retournera quarante ans plus tard, à « plus de quatre-vingts ans » !
Depuis, Jean-Amé est mort, héros reconnu par ses pairs, Charles Emmanuel, Henri IV, Sully !
1630, les troupes de Louis XIII traversent la Michaille et le Rhône, détruisent la maison forte de Méral, le château de Clermont et ramènent… la peste ! Janvier 1636, la France entre dans la guerre de Trente ans. Champfromier, Giron, Montanges… sont ravagés. Les soldats passent encore et encore, dans bien d’autres occasions…
1648, Hélène quitte ce monde de fureur. Elle a… quatre-vingt huit ans !
1610, Hélène a 50 ans. Le 14 mai, rue de la Ferronnerie à Paris, Ravaillac poignarde Henri IV. Le roi le plus populaire de l’Histoire de France meurt. Les historiens lui reconnaîtront unanimement le mérite d’avoir mis fin aux guerres de Religion dont le massacre de la Saint-Barthélemy (1572), auquel il échappa, fut le point d’orgue. Certains, comme F. Bayrou, verront même dans l’Édit de Nantes le premier pas vers la laïcité qui, un jour, apaiserait le pays.
Avec le « Bon Roi Henri », la France s’agrandit à l’est de la Saône jusqu’aux portes de Genève, intégrant Musinens. J.A. de Bouvens l’approcha à Paris pendant le séjour de deux mois qu’il fit avec Charles Emmanuel de Savoie et qui n’empêcherait pas la guerre.
À cette occasion, Henri IV vint dans la région. Ayant repoussé l’armée du duc dans la Combe de Savoie, il établit son quartier général à l’Éluiset, de l’autre côté du Vuache, pour commander le siège du fort Sainte-Catherine qui menaçait Genève. Il quitta les lieux par Seyssel et le Rhône jusqu’à Lyon où fut signé le traité de paix. Le roi exprimera son admiration à Jean-Amé pour le courage et la détermination qu’il mit à lui résister à Bourg. Par la suite, c’est à ses officiers que la région aura affaire.
Jean de Beaumanoir de Lavardin, maréchal de France, commande, en 1602, l’armée de maintien de l’ordre qui construit le premier pont à Coupy. Ami d’enfance du roi, le 14 mai, il est assis en face de celui-ci dans le carrosse quand Ravaillac frappe…
Roger de Saint-Lary de Bellegarde fut le premier gentilhomme rallié au nouveau roi après la mort de Henri III. Régicide dont il fut le témoin direct. Serviteur fidèle et dévoué compère du Vert Galant, le Grand Ecuyer de France dut lui céder la belle Gabrielle d’Estrée. Le roi le fit gouverneur de Bourgogne, Bresse et Bugey…
L’héritage de cette époque est ici considérable, c’est l’origine de l’organisation du paysage actuel.
xvie – xviie siècles, le château connaît des transformations extérieures, mais, à l’intérieur, les nouveaux décors sont là pour accueillir quelques visiteurs célèbres.
1605. Le cousin François est Évêque de Genève depuis trois ans. François de Sales est en effet cousin au troisième degré, par les Charansonnay, de Claudine, mère d’Hélène. Il visite Musinens et les autres paroisses de son diocèse écartelé entre France, Savoie et Genève. Les lettres patentes du roi comme l’amitié du gouverneur Bellegarde ne sont pas de trop pour soutenir son entreprise de reconquête des biens de l’Église dans le Pays de Gex protestant.
1606. Henry IV, comme plus tard Napoléon, aime les cartes. Elles leur permettent de vraiment « posséder » leurs territoires. Jean de Beins, géographe du roi, vient de succéder à Raymond de Bonnefond dans cette entreprise de relevé topographique des nouvelles provinces françaises. Entreprise aux résultats remarquables au regard des moyens techniques de l’époque. Nul doute qu’officier du roi, il n’ait rendu hommage à la Dame des lieux avant de se faire expliquer le pittoresque paysage que domine le château. Deux cartes montreront bientôt, avec précision, Musinens et ses alentours.
1635. Samuel Guichenon, noble bressan, entreprend son « Histoire de Bresse et du Bugey » qui sera publiée en 1650. Pour restituer les généalogies qui enchantent maintenant les historiens régionaux, il a fallu obligatoirement qu’il ait accès aux archives considérables des Bouvens-Châtillon conservées au château. On l’imagine, à la table d’Hélène, feuilletant les nombreux terriers du fief en dégustant les « vins de Tattes » (« coteaux de Musinens » !) dont il fera l’éloge dans les premières pages de son ouvrage. Nul doute également que la vieille Dame n’en ait profité pour faire, elle, l’éloge de sa famille !
Un peu de distraction pour Hélène dans une Michaille bien vide entre deux passages de soldats !
Il est sans aucun doute « le Seigneur des Seigneurs » de Musinens. Fils de Jean de Châtillon et de Yolande d’Avanchy (Vanchy), dame issue de la puissante famille de la rive gauche de la Valserine, son ascension à la cour de Savoie s’explique peut-être aussi par la proximité des ducs en résidence d’été, et de chasse, à Billiat.
Début xvie siècle, en effet, le manoir est occupé par Claudine de Bretagne, mère du futur duc Charles III. Elle y garde le saint suaire, reçoit Louise de Savoie et ses enfants François, futur roi de France François 1er, et Marguerite. Ainsi, en 1504, Louis participe-t-il au prestigieux tournoi de Carignan donné à l’occasion du mariage de Laurent de Gorrevod avec la fille du comte de Varax. Il y affronte directement le duc Philibert le Beau, aux côtés de Gaulvent de Candie futur gouverneur de Chambéry.
Vers 1512, après avoir été capitaine des Archers de la Garde du duc, il est Grand Écuyer de Savoie, comme le sera plus tard Roger de Bellegarde pour les rois de France. En 1519, il assiste à la création de l’ordre de l’Annonciade à Chambéry. Il épouse, en secondes noces, Louise de Duin Maréchal, dame d’honneur de la sœur de Charles Quint.
Mais son drame personnel aura probablement été de ne pas avoir de descendance et de devoir céder Musinens à son cousin Richard de Châtillon, futur grand-père d’Hélène. Le château est alors au sommet de sa splendeur. En 1536, Louis suit dans son exil à Nice le duc Charles III, battu par François Premier et abandonné de tous. Cette fidélité n’aura d’équivalent que celle de Jean Amé de Bouvens envers Charles Emmanuel à la fin du siècle.
Couronnement posthume de cette glorieuse carrière, Louis figure dans la littérature. Le roman d’Alexandre Dumas, « Le page du duc de Savoie », publié en 1855, tome premier de « La Royale Maison de Savoie » redécouvert en 1985, le met brièvement en scène au côté du duc Charles III, réfugié à Nice.
Jusqu’à la Révolution, le seigneur est tenu de mettre à la disposition de ses sujets des éléments indispensables à leur vie mais qu’il est le seul à pouvoir posséder. Il doit également veiller à leur accessibilité. En contrepartie, il perçoit des redevances, les « banalités ». Le four banal de Musinens se trouvait-il dans l’enceinte du château, ou à côté, à la ferme ? Le moulin était, quant à lui, au bord de la Valserine, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la micro-centrale électrique.
Un autre élément devait exister dans ce pays à forte activité viticole, c’est le pressoir banal. Ni trace ni témoignage à ce jour semble-t-il. Ces constructions étaient, le plus possible, visibles du château pour être étroitement surveillées et vite défendues. C’est en effet à elles que l’ennemi s’en prenait en priorité au cours des conflits car elles constituaient des points aussi faibles que vitaux. Le moulin des Illettes, à Billiat, n’aurait-il pas été détruit par un coup de main des Genevois en 1321 ?
Ces constructions en dur n’étaient pas seules concernées. Ainsi, la ferme du château abritait-elle taureau et veyrat - comme l’atteste l’inventaire de 1717 - mis à disposition pour saillies, car le seigneur contrôlait également la reproduction du cheptel de son fief.
1789 mit fin à la féodalité et donc aux « banalités ». Fours et moulins privés se multiplièrent alors. Ainsi dès 1821, une enquête réalisée par le capitaine Chupiet pour le compte de l’armée révèle la présence de douze fours sur le territoire de la commune de Musinens-Bellegarde et de deux moulins sur la Valserine (Roussy et Mussel). Le four privé, aimablement mis à disposition de l’association pour y cuire le pain de la fête, est de ceux-là. Le cadastre de 1832 atteste d’un édicule qui l’abritait peut-être déjà. Quant au moulin du château, il est devenu « moulin Roussy » du nom des anciens meuniers du seigneur qui l’exploitent encore.
1672. Louis XIV fait la guerre à la Hollande dont il ne supporte pas l’hégémonie maritime sur le commerce européen. Les troupes du Roi Soleil envahissent le pays. On accuse bientôt les Hollandais d’avoir maltraité des prisonniers. En représailles, les Français massacrent les habitants de Bodegrave et Swammerdam. Guillaume d’Orange, prince des Pays-Bas, fait rompre les digues ; son pays est submergé. Mais il fait si froid que les eaux gèlent et les Français peuvent prendre Amsterdam.
Renversements d’alliances, dureté des combats, le roi a besoin de soldats. Il convoque pour la dernière fois de l’histoire son ban et arrière ban, à savoir les nobles qui lui doivent un service militaire.
Comme les autres seigneurs régionaux, François de Bouvens (56 ans) intègre, en 1674, une compagnie de chevau-légers dans laquelle il est désigné « cornette » (porte enseigne) alors que Jacques Passerat, seigneur du Parc, en est le maréchal des logis. Mais l’esprit d’indépendance de cette « chevalerie » - que pensent encore incarner les nobles - se traduit par la plus grande des indisciplines. Cette unité formée par la noblesse de Bourgogne laisse piller le bagage du maréchal de Créqui.
Finalement, c’est la totalité de cette armée du ban, totalement inadaptée, qui est licenciée par Louvois. Malgré la mort de Turenne, le Roi Soleil l’emporte en 1678. La Paix de Nimègue donne la Franche Comté à la France.
François rend son âme à Dieu au château de Musinens, le 30 décembre 1716. Il a près de 100 ans. On se souvient que sa grand-mère Hélène avait disparu, elle, à 88 ans au moins ! Retardé par la tempête qui a détruit une partie du toit du château, le lieutenant criminel de Belley, André Balme, n’arrive à Musinens que 1e 18 janvier 1717 pour dresser l’inventaire des biens constituant l’héritage seigneurial. Inventaire encore bien précieux aujourd’hui pour la connaissance du château et de ses habitants !
« Objets inanimés avez-vous donc une âme… ? » s’enquérait Lamartine. Entrant dans le château, certains visiteurs frémissent à l’idée d’être frôlés par le fantôme d’un chevalier en quête du repos de son âme ou par l’esprit errant d’une belle « dame blanche » désespérée par l’absence d’un croisé.
Plus prosaïquement, une « présence » est révélée par un mur du château. C’est la marque d’un maçon, dans un angle de la grande tour. Ce n’est pas la signature d’un « seigneur », mais celle d’un petit travailleur soucieux de marquer sa besogne afin d’être payé. S’agit-il d’un pic symbolisant le métier, comme c’est parfois le cas ? Qu’importe ! La petite gravure rappelle que des tâcherons, des obscurs, font également partie de l’histoire du château.
Sur le montant gauche de la porte d’entrée, une minuscule croix, légèrement pattée, évoquerait l’emblème de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem devenu ordre de Malte en 1530. On sait que Musinens, par ses seigneurs et son église, était très proche des « moines-soldats » ; un Louis de Châtillon, né à Musinens, ne fut-il pas à la tête de la Commanderie de Compesières à Genève en 1529 ?
On trouve dans l’embrasure de la fenêtre à croisillon - meneau et ailleurs, d’autres signes : croix, étoiles, figures géométriques… relevant de motivations à jamais ignorées. Sans oublier, bien sûr, les « artistes anonymes » qui réalisèrent les décors peints du grand escalier vers 1570. Peut-être trois selon L.Vettori, perchés au sommet de l’escalier, en équilibre sur des échafaudages défiant de beaucoup nos actuelles normes de sécurité.
Quant aux vestiges des chasse-roues du portail d’entrée, ils rappellent que les derniers seigneurs avaient une calèche conduite par un cocher. Tous ces domestiques subirent eux aussi les affres de l’Histoire, en particulier en 1793, quand la « Terreur » envoya deux d’entre eux en prison avec la dernière Dame de Musinens…